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Sacrati : La Finta Pazza

On rapporte souvent le succès incroyable de La Finta Pazza à Venise en 1641 à la présence de la diva Anna Renzi et à la machinerie étonnante de Torelli. Mais un spectacle avec un très bon chanteur et une machinerie impressionnante ne peut absolument rien donner si la musique n’est pas extraordinaire. Dès que j’ai pris connaissance de cette partition, qui n’a presque jamais été jouée de nos jours, j’ai immédiatement compris que cette musique avait une qualité surprenante, et pourquoi elle avait produit, même en France, un effet aussi marquant sur le jeune Louis XIV. C’est une pièce qui propose quelque chose de nouveau dans l’histoire de la musique, à un moment où l’opéra devient public, avec un rapport entre texte et musique extrêmement abouti. C’est cette qualité, la qualité de cette musique qui explique que La Finta Pazza fut le premier opéra donné à la Cour de France en 1645, ce pays qui ne connaissait pas du tout l’opéra.

Si, pour prendre un point de repère, on compare la musique de Sacrati à celle de Monteverdi, on s’aperçoit qu’elle est déjà beaucoup plus ornée, avec plus de colorature, une virtuosité plus explicite, ce que Monteverdi essayait d’éviter lorsque le texte ne le proposait pas, qui l’emmène vers l’opéra plus tardif. Sacrati est en réalité plus proche d’un compositeur comme Cavalli, même si dans l’harmonie, il propose des choses très nouvelles, comme des 4/2, des neuvièmes/septièmes, des accords composés, qui ne se retrouvent ni chez Monteverdi ni chez Cavalli. On pensait d’ailleurs que ce type d’accords arrivait plus tard, et l’on s’aperçoit qu’il est déjà présent chez Sacrati. Dans La Finta Pazza, je redécouvre ce type d’harmonies et d’intervalles qu’on peut entendre dans le « Pur ti miro » du Couronnement de Poppée, qui pour moi est clairement une intervention de Sacrati dans la partition. Pour le reste, il s’agit vraiment d’un compositeur qui est en train d’inventer un style, de se construire un laboratoire des émotions, sa musique est donc encore en devenir, il n’a pas un style qui lui soit absolument propre. Cependant, il y a dans sa musique un naturel qui en fait un grand compositeur qui mérite d’être nommé à côté de Cavalli ou Monteverdi. La seule partition disponible de La Finta Pazza provenant d’une reprise à Plaisance en 1644, on pouvait craindre des ajouts musicaux d’une main étrangère. Il n’en est rien. Il y a une homogénéité de style absolue, même concernant les parties instrumentales.

La basse continue, le continuo, joue bien sûr un rôle prédominant dans cette musique. Dès son invention, autour de 1600, la basse continue est devenue la pulsation qui supporte la respiration des chanteurs, l’élaboration des couleurs, une sorte de deuxième décor, un décor émotionnel. On doit donc avoir une très grande richesse d’instruments, des luths, archiluths, des guitares, des harpes, des clavecins, de l’orgue, des violes de gambe, des lyres : ce sont tous ces instruments qui pourront donner au texte le relief indispensable pour que le public puisse comprendre et ressentir l’émotion grâce à la couleur de la basse continue. Mon approche sur La Finta Pazza ne sera pas différente de celle que j’ai eue pour les opéras de Monteverdi et de Cavalli : c’est toujours le texte qui dicte comment et qui doit l’accompagner. 

La Finta Pazza a joué un rôle fondamental dans l’exportation de l’opéra italien, en particulier en France, où la présence italienne ne cessera véritablement jamais : après Sacrati, il y aura Rossi, Cavalli, Lully, jusqu’aux Piccini, Rossini, Donizetti etc. des XVIIIe et XIXe siècles. Toute cette histoire prend naissance avec cette Finta Pazza, c’est elle qui a inoculé le virus « opéra » à l’Hexagone. Il m’apparaissait donc primordial que cette recréation, après presque quatre siècles, ait lieu en France. 

Leonardo García Alarcón